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Le voyageur et le touriste
par Yvon Lesaunier
Les Occidentaux ont le privilège de voyager pour s’accomplir, se guérir en allant chez les autres, partir 5 semaines pour supporter les 47 qui restent. Mais les voyageurs aussi grands soient-ils, aussi touristes soient-ils, devraient, avant de semer 8000 km de kérosène dans l’atmosphère pour découvrir le monde ; sonner chez leur voisin de palier qu’ils n’ont toujours pas rencontré, histoire d’entrevoir l’espace d’un instant leur propre hypocrisie pour la laisser ensuite sur le pas de la porte et poursuivre enfin leur route.
(photo : Julien Loisel)
J’ai toujours été impressionné par ces gens qui partent aux quatre coins du globe chaque année. Ils vous montrent ensuite leurs photos sur le site du Machu Picchu, sur la grande muraille de Chine, sur les plages bleues d’Australie. Bien entendu, vous qui n’aviez pas les moyens de partir vous êtes restés chez vous. Vous avez fait un tour à la gravière municipale, vous avez fait des barbecues avec vos amis, pas besoin de prendre des photos en somme. Vous avez sans doute un petit complexe face à ces gens qui s’aventurent, ces gens qui vivent des choses « hors du commun ». Et si vous aussi vous viviez des choses hors du commun ? Et si, votre copain parti faire la diagonale du fou ne serait pas un peu en train de se réinvestir narcissiquement en vous montrant ses photos ? Rien n’est moins sur…
L’Occident est une terre de privilège qui concentre la majeure partie des touristes qui chaque année vont sillonner le globe à la recherche d’un paradis perdu. Mais pourquoi partons-nous ?
« Parce que tout le monde s’en va. Parce que c’est la mode. Le côté véritablement intrigant du tourisme, c’est qu’il n’est fondé sur aucune nécessité. Aucune rationalité » (1)
L’aventurier est devenu à la mode et l’industrie du tourisme aurait tort de se priver de cette nécessité constante pour l’homo economicus de se distinguer de ses semblables. Mais qui dit tourisme ne dit pas voyage, car le tourisme s’il représente un loisir, le voyage lui, relève d’une nécessité. Une nécessité de survie, une nécessité d’accomplissement, une nécessité de construction.
« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels… » (Nicolas Bouvier)
Voyage et ancrage kilométrique
Les premiers voyages sont des exodes. Exodes pour la faim, exodes pour la stabilité politique, exodes pour le travail. Voyager implique de modifier son rapport au monde et cela se fait rarement dans la tranquillité. La notion de distance est là encore une notion galvaudée qui trouve son fondement dans le développement des transports, il faut bien justifier une économie. Mais la distance d’un voyage ne se chiffre pas en kilomètres parcourus bien au contraire. Elle ne se chiffre d’ailleurs même pas puisqu’un voyage est avant tout une affaire de perspectives et de rencontres. L’idiome selon lequel le voyage impliquerait un vol aller-retour d’au moins 8000 km renvoie à des idéaux commerciaux, derrière il n’y a pas grand-chose.
Je n’ai pas fait beaucoup de kilomètres avec ma mentalité de voyageur. À une période, j’aurais voulu vous dire que j’avais « fait » tel pays, que j’étais parti un an travailler au Pérou et j’en passe. À la fin de mes études, comme de nombreux jeunes français, je ne trouvais pas de travail. J’ai donc dû me faire violence et c’est là que mon voyage a commencé. J’ai travaillé à l’usine, huit heures par jour pendant quatre mois à porter des pastèques et des melons dans un hangar refroidi à 3° avec des collègues qui ne parlaient, pour la plupart, pas un mot de français. J’ai ensuite été serveur dans un hôtel du célèbre groupe Accor, alors qu’en même temps je donnais des cours de guitare. Puis quatre mois dans une entreprise d’import-export à empiler des cartons et vider des conteneurs toute la journée. Enfin, professeur d’EPS en ZEP.
Ce n’est donc pas un voyage kilométrique que j’ai fait, mais un voyage à travers les classes sociales. Je ne reviendrai en arrière pour rien au monde. Ce voyage qui s’est fait au pire des cas à 40 km de mon domicile m’a permis de comprendre la valeur de l’argent, elle m’a permis de comprendre l’aspect superficiel des statuts sociaux, le goût de l’effort et de l’altruisme.
Angoissé comme jamais, je regardais de loin mes diplômes qui me promettaient un emploi stable, loin de cette précarité. Sans faire l’apologie de la précarité dans son ensemble, on gagnerait à mettre les choses en perspective. L’angoisse lancinante qui caractérise trop souvent nos sociétés brouille les cartes en cloisonnant, en catégorisant des pans entiers de la population. « Vivre dans la précarité » est une litanie qui siffle à nos oreilles. Elle peut pourtant porter les valeurs de débrouillardise, de simplicité, et comble du paradoxe, de générosité. C’est souvent lorsque l’on n’a pas grand-chose à monnayer que les valeurs humaines font ou refont subitement surface. La stabilité et la richesse matérielle sont des vêtements tenaces dont il faut savoir se dépouiller pour jouir du strict nécessaire.
Un voyage n’est pas fait pour être confortable, il est fait pour vous faire vaciller, pour vous obliger à repenser vos modes de fonctionnement et vous enrichir. Un vrai voyage est rempli de peur et d’espoir. Le voyage est avant tout intérieur. À travers lui, vous allez vous construire, modifier vos schémas, modifier vos habitudes et vos visions. Si vos idiomes sociaux vous dictent de vous rendre aux Seychelles pour vous amuser, allez-y, grand bien vous fasse, mais parmi les multiples destinations qui s’offrent à vous, celle qui vous dépaysera le plus restera certainement celle dont le sentier ne se balise pas dans le sillon de vos habitudes. Faites du stop pour vous rendre en Bretagne et vous en apprendrez beaucoup plus sur vous-même. Un voyage vise avant tout à briser les chaînes qui vous constituent et vous pousse à aller au-delà. Ne restez jamais cloisonnés dans vos habitudes, le vrai voyage commence ici.
« À quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat » (Sénèque)
L’aventurier moderne
Il est souvent bien plus simple de fuir la société dans laquelle nous avons vu le jour plutôt que d’essayer nous-mêmes de la comprendre et de la changer. Partir sur les routes certes, mais qui est aujourd’hui l’hypocrite ? Celui qui fuit ou celui qui reste ? D’un côté l’aventurier, de l’autre le pantouflard. Ce schéma est trop simpliste. L’aventurier qui se cherche peut devenir routinier à son tour si lui même n’a pas compris que dans son propre pays, des possibles sont là, au coin de sa rue, plus infimes, car baignant dans un brouillard social diffus. Le voyage y est d’autant plus grand… Être ébahi face à une nouvelle culture est chose aisée pour le premier venu qui a les moyens de se payer un billet d’avion, mais « s’éveiller » en discutant avec le l’épicier de son quartier est malheureusement aujourd’hui une chose bien plus complexe à mettre en oeuvre. Là encore, tout est une affaire d’habitude. Depuis l’enfance, du moins pour ceux qui en avaient les moyens, on partait en vacances de ski l’hiver, au bord de la mer en été. Ce cycle des vacances bien rodé finit par devenir une habitude inconsciente à tel point que sans nos vacances biannuelles nous sommes perdus, nous ne sommes plus intégrés dans la société de consommation qui nous a vus naître, « comment ça, tu n’es pas parti cet été ? »… Phrase assassine si l’en est, mais qui caractérise avec force notre habitus.
Où se cache dans ce portrait l’aventurier qui va au-delà de ses propres limites ? Celui qui voyage pour remplir son passeport de visas ou celui qui tente de s’ouvrir là où il se trouve, avant de chercher de nouveaux paysages ailleurs ?
C’est mieux ailleurs… Le flux des névroses
La complainte est chose facile. Avant de s’aventurer dans les contrées lointaines de notre chère planète, n’oublions pas que le voyage n’implique pas que nous, mais aussi les autres. Si ma vie ne se déroule pas comme je le souhaite, ce n’est pas une raison pour débarquer chez mes amis et leur vider leur cave à vin. Tout est affaire de transfert. La logique qui voudrait que partir me permette intrinsèquement de résoudre mes conflits internes ou mes problèmes professionnels est une utopie. La seule chose qui va vous permettre d’aller de l’avant, c’est vous-même. C’est ce voyage que vous devez décider de faire. Un billet d’avion n’a jamais permis de soigner la dépression.
Cette logique s’applique bien trop souvent au tourisme de masse actuellement. L’exemple de la cave à vin est bien plus anodin que le tourisme sexuel, la déculturation des pays hôtes, la bétonisation des espaces côtiers. Le tourisme est aujourd’hui perçu comme un état de droit sans devoir. Or, tout comme il paraît naturel de se comporter correctement lorsque l’on a le privilège d’être invité chez un ami, il en va de même lorsque j’arrive en terre inconnue. Maladie chronique de nos sociétés actuelles, on confond trop souvent le fond et la forme. Le billet d’avion, les photos, le passeport ne sont que les outils du voyageur. Sa panoplie. Ils n’en constituent pas la finalité. Demandez-vous ce qui vous pousse à voyager. Si vous voyagez pour la forme, vous ne retirerez pas grand-chose de votre périple. Sinon une nouvelle chemise hawaïenne et un bronzage qui se sera estompé en quelques semaines. Le vrai voyage quant à lui vous collera à la peau toute votre vie.
Yvon Lesaunier
(1) BERTHO LAVENIR (C.), La roue et le stylo, comment nous sommes devenus touristes, 1999, Editions Odile jacob, Paris, p. 9.
Après une formation en anthropologie du sport ainsi qu’en management touristique, Yvon Lesaunier s’intéresse de près au tourisme durable et éthique. Toujours à contre-courant des systèmes, d’un tempérament curieux et multicasquette, et de temps à autre « sur le fil », il intègre logiquement l’équipe de « La croisée des routes ».
Auteur-compositeur, il prépare en parallèle son album « Les rues d’or » qui aborde entre autres, la thématique du voyage. Les premiers échantillons musicaux sont disponibles sur sa page Facebook.