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​"Tout le monde ressent que nous sommes dans une impasse. 

Les Inuit, comme d’autres peuples « racines », le sentent et veulent apporter leur pierre pour contribuer à une prise de conscience collective."

Entretien avec Jean Malaurie

Réalisé par Aude Créquy et Franck Michel - 24 mai 2013

Tableau de la collection du Musée de Saint Petersbourg D.R. (photo Franck Michel)

« Si l'intelligence n'est pas au service d'une action,
n'essayez pas de la mettre dans des écrits.
Les écrits ont un rôle, une fonction.
On n'écrit pas n'importe quoi, ou dans ce cas,
il vaut mieux faire autre chose !
Personne n'est condamné à écrire des livres.
Les écrits résolument engagent ».

 

Anthropogéographe et écrivain, fondateur et directeur de la prestigieuse collection « Terre Humaine », interprète et défenseur des peuples arctiques depuis plus de six décennies, Jean Malaurie est venu à Strasbourg les 23 et 24 mai 2013, pour recevoir la grande Médaille de la ville de Strasbourg. L'écrivain Jorge Semprun et Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix, ont également reçu cette prestigieuse distinction. La cité rhénane, capitale européenne, a tenu à honorer le parcours exemplaire de celui que Michel Le Bris a qualifié, dans son Dictionnaire amoureux des explorateurs, comme étant « le dernier des géants ».

 

Jean Malaurie est également un immense explorateur qui, au cours d’une trentaine d’expéditions polaires, le plus souvent en solitaire, a arpenté de multiples lieux occultés, sacrés ou secrets, au Canada ou en Alaska, dévoilant notamment l’existence d’une base nucléaire américaine ultrasecrète au Groenland et décryptant pour le grand public une mystérieuse « Allée des baleines » dans la lointaine Sibérie (en Tchoukotka), une fascinante découverte d’un véritable Stonehenge des peuples arctiques. La planète des découvreurs n’oubliera pas non plus qu’il fût le premier homme à atteindre, le 29 mai 1951, le centre du monde, à savoir le pôle géomagnétique, sur le glacier du nord du Groenland, en deux traîneaux à chiens.


À 90 ans, Jean Malaurie fait figure de sage, tant par l'importante et créative production scientifique à son actif que par sa riche expérience de la spiritualité et de la philosophie des Inuit. Ces derniers, qu’il appelle parfois les « Bédouins du Nord » ou des « méditants contemplatifs », sont les dépositaires d’une société riche, égalitaire et joyeuse.

 

Les Inuit, selon les mots de l’anthropologue qui a partagé une grande partie de sa vie en leur compagnie, sont les architectes d’une société « anarcho-communaliste » dont les valeurs humanistes ont été terriblement mises à mal ces dernières décennies sous les effets délétères d’une mondialisation prédatrice et non maîtrisée. Pour tenter de formaliser les recherches sur les peuples arctiques en ces régions polaires, il fonde à Paris en 1957 le Centre d’Etudes Arctiques, et la revue Inter Nord qui dès lors matérialisera nombre de travaux sur le papier.

 

Bien plus tard, conscient de l’importance vitale de la formation – notamment des élites groenlandaises et sibériennes – Jean Malaurie est en 1991 à l’origine de l’Académie polaire d'État de Saint-Pétersbourg, dont il a été nommé président d'honneur à vie. À la demande du rectorat de cette même académie, est en cours de création à Saint-Pétersbourg, en 2013, l’Institut Jean Malaurie de Recherches et d’Etudes Arctiques.

 

Il se rend en 2009 au Groenland, en qualité d’Ambassadeur de bonne volonté auprès de l’Unesco, dans le but d’inaugurer un institut local et de promouvoir la formation des jeunes groenlandais ; profitant de cette occasion, il découvre et visite sur place le « Musée Jean Malaurie », réplique de sa modeste demeure en pierre et en tourbe, quand il hivernait à Siorapaluk, dans le district de Thulé au tout début des années 1950-1951.

 

Jean Malaurie a 28 ans lorsqu’il atteint la première fois les côtes groenlandaises le 3 juin 1948, c’était il y a très exactement 65 ans, quasiment au jour près. Pour l’anthropogéographe comme pour les Inuit, le sens de l’hospitalité n’est pas un vain mot. Il n’a eu de cesse, tout au long de ses années de recherches et de combats, avec une détermination sans faille qui inspire profondément le respect, de valoriser ces peuples « racines ». Des populations qui ne sont pas en arrière de l’histoire mais « en réserve » pour nous préserver en quelque sorte du pire et d’abord de notre prétention occidentale à vouloir dominer le monde en oubliant les lois sacrées d'équilibre de la nature.

 

Invité en cette fin de mois de mai à Strasbourg, dans le cadre du festival Cultures de Paix – deux mots, « culture » et « paix », qui résonnent particulièrement forts aux yeux de Jean Malaurie –, l’anthropologue a également souhaité lancer un appel solennel à la Communauté internationale – et tout spécialement russe et européenne – pour aider les populations autochtones du Grand Nord et protéger la zone arctique des fortes ingérences économiques et géopolitiques de notre époque.

 

 

 

 

FM : Parlons, si vous le voulez bien, un peu des Inuit. Vous dites souvent que ces « hommes exemplaires » furent vos maîtres. Ce sont eux qui vous ont contraint, au fil de vos rencontres et de vos recherches, à aller « au bout de votre identité ». Que vous ont-ils apporté au juste ? Ensuite il y a votre cheminement, celui qui va de la pierre à l’homme, mais aussi celui qui conduit de l’horreur de la Guerre mondiale sur le sol français aux lointains confins du Grand Nord ?

 

JM : Je suis un homme de la guerre. J’étais réfractaire en 1943-44, et pendant un an recherché activement par la police, ce qui a contribué au fait que ma mère, qui était tous les quinze jours interrogée et harcelée, allait mourir d'une attaque cérébrale en janvier 1944. Orphelin de mon père en avril 1939, avec mes deux frères et ma sœur, notre famille était frappée en plein cœur, à nouveau. C'était une époque sombre et très difficile. J'ai essayé de gagner l'Espagne et le Maroc, mais n'y suis pas arrivé. Interne au lycée Henri IV, je préparais le concours de l'École Normale Supérieure (ENS) et, seul, j'ai pris cette décision : refuser le STO (services du travail obligatoire) et devenir réfractaire.

 

Cette vie clandestine a décidé de nombre de mes orientations futures. Dans le lycée, nous ne nous parlions plus. Chacun avait son orientation. C'est ainsi que commence à se profiler la terreur nazie. Je suis né en décembre 1922, sur les bords du Rhin à Mayence ; la France parallèlement au traité de Versailles, reprenait cette politique ancienne qui cherchait à faire en Rhénanie, un land autonome, proche de la France, éloigné de tout diktat de Berlin. Nous avons tenté la même politique en Sarre. Pendant cette dernière année d'occupation nazie en France, après le désastre de nos armées en mai 1940, il a fallu vivre en ces temps opaques de dénonciations et de rafles...

 

Un peu naïvement, je me suis posé la question « à quoi sert l'intelligence ? ». Les écrits ont un rôle, une fonction. On ne peut pas dire que l'on n'est pas responsable de ce que l'on écrit. Ou dans ce cas, il vaut mieux faire autre chose ! Personne n'est condamné à écrire des livres. Les écrits résolument engagent. On a fusillé Robert Brasillach en février 1945. On aurait pu en fusiller d'autres et on l'a d’ailleurs fait. Même un vieux monsieur, ancien officier de marine, qui s'appelait Paul Chack, il avait 78 ans, avocat d'une étroite collaboration, il a été fusillé en janvier 1945. 

 

Comment se fait-il que, durant cette période, aucune grande voix de l’Académie française ou de l'Académie des sciences, Paul Claudel, Paul Valéry, du Conseil d'État, etc… ne se soit fait entendre. C'est pourtant plus de 600 000 jeunes qui sont partis travailler de force dans les usines allemandes ; ils s'ajoutaient à presque 2 millions de prisonniers de guerre. Il y avait là abus de pouvoir, et du gouvernement de Vichy devenu satellite de l'Allemagne.

 

Les écrivains, pas un mot non plus. Sans parler de Céline et même Drieu la Rochelle avec sa politique de collaboration, en dirigeant à la demande de l'Allemagne la NRF. L'Église ; à part deux évêques, dont l'un a été déporté, pas un mot. Non seulement pas un mot, mais qui plus est, le Cardinal Alfred Baudrillart bénissait les drapeaux de la Légion française dite anti-bolchévique, elle a compté presque 30 000 soldats sous uniforme allemand. L'honneur retrouvé de la France libre en juin 1940, vient avec Charles De Gaulle, un miracle dans l'histoire de France, qui a relevé le drapeau. Pour aider nos amis russes, De Gaulle a même créé la légendaire unité aérienne française Normandie-Niemen, dont mes compagnons sibériens en Tchoukotka me parlaient en 1990, la larme à l'oeil. 

 

J'ai alors pris conscience de la perte d'autorité intellectuelle, en France et dans une grande partie de l'Europe occupée ; l'Occident divisé, n'a pas su faire front dès 1933, devant cette horreur de la dictature nazie, et témoignait de sa décadence. Je songe au temps de Goethe, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Victor Hugo, Hermann Hesse. D'éducation janséniste, j'ai voulu construire mon intelligence dans un tout autre contexte social et culturel.

 

J'ai choisi délibérément d'aller à la rencontre d'un peuple très rude et cruel dans les déserts glacés du pôle. Je considérais ce peuple du désert froid comme ma nouvelle université. Je ne pouvais pas aller plus loin, décidant de vivre seul avec le peuple le plus au nord du monde, le peuple de Thulé, les Inughuit. C'est ma première décision intérieure.

 

Ma deuxième résolution, c'est que je ne voulais pas être dominé par ma seule sensibilité. Je souhaitais contrecarrer ma propension à la philosophie de l'histoire qui peut prêter facilement à des dérives. C'est pourquoi je me suis tourné vers une discipline d'observation expérimentale et particulièrement en sciences naturelles. Familier du microscope, je me suis découvert une fascination pour la cristallographie de la pierre.

 

Mon œil, dans cette étrange lucarne croyait atteindre les structures de la planète. Je me suis spécialisé très particulièrement sur les problèmes de transmission de température dans les pierres, les canalicules, et plus particulièrement les changements de structure moléculaire de l'eau sous l'effet de la pression. Je suis devenu géo cryologue en pays de hautes latitudes. Ayant été désigné par l'Académie des sciences comme géographe /physicien lors d'une puissante expédition glaciologique au centre du Groenland et dirigée par Paul-Émile Victor en 1948-1949, je me suis adonné à l'étude géomorphogénique de problèmes d'érosions dans l'île de Disko, côte ouest du Groenland, latitude 69°, N. Le projet était très ambitieux et couvrait aussi bien les côtes et les glaces de l'Antarctique en Terre Adélie qu'au Groenland.

 

Le comité directeur du programme, sur la recommandation de l'Académie des sciences, a jugé que les problèmes posés devaient être parallèles dans l'Arctique comme dans l'Antarctique ; et comme aucune société humaine ne vivait en Terre Adélie, l'expédition française au Groenland s'interdirait, dans son programme, l'ethnologie, la biologie humaine et l'histoire. Jugeant absurde cette décision, je démissionnais et revint à mon corps d'origine, le CNRS.

 

Je présentais, jeune et modeste attaché de recherche, un programme de mission solitaire de géographie physique et d'ethnohistoire dans le nord du Groenland. Ce programme de mission fut accepté à l'unanimité. Et c'est ainsi que tout en levant la carte et en étudiant les éboulis, mon immersion parmi les Inuit animistes, m'a conduit de la pierre à l'homme.

 

Pendant 14 ans, je me suis ainsi spécialisé sur des problèmes de morpho climatologie, et dans cette orientation, je me suis attaché à un écosystème que j'ai découvert et analysé dans les moindres détails: les éboulis.

 

Si j'insiste dans cette interview sur ce moment de ma vie, c'est qu'il me paraît essentiel dans l'anthropologie de ces peuples chasseurs d'avoir une solide formation en sciences naturelles et en éthologie. Mon premier livre, sans doute le plus important, est ma thèse ; « Thèmes de recherches géomorphologiques dans le Nord-Ouest du Groenland », superbement éditée par le CNRS et qui va faire l'objet prochainement d'une troisième édition.

 

Au cours de cette recherche il me faut mesurer les pentes d'éboulis au pied des falaises, procéder à des coupes, étudier des formes d'éclatement des roches au gel et analyser les glissements internes que l'on qualifie dans notre jargon « d'ordre cryopédologique ». Au laboratoire je m'attache avec un microscope, une balance de précision et sous l'effet de climats artificiels, à des vérifications de divers écosystèmes concernant les échantillons groenlandais.

 

Je découvre ainsi qu'il y a un ordre de la nature et que dans le désordre de cette masse de pierres éboulées, il n'y a pas de hasard et la nature instaure un ordre. Je fais une découverte, les éboulis arctiques sont stratés. C'est un de mes grands apports dans ces écosystèmes de hautes latitudes. 

 

Je lève la carte au 1 : 200 000 sur 300 km de côtes. Je donne des noms à certains caps de ces espaces inconnus, dont le Fjord de Paris et même des noms de mes compagnons Inuit. Je précise que je suis seul « blanc »  en traîneaux à chiens avec quatre Inuit, je n'ai pas d'équipement spécialisé pour les régions polaires, je suis habillé en peaux d'ours et de rennes, comme les Inuit, aucune alimentation européenne, pas de pemmican, nourriture spéciale pour les expéditions. Je suis totalement immergé, seul, à la merci de ces hommes, dans des régions ayant vécues de grands drames de l'histoire polaire, notamment celui de l'abandon vivant d'un botaniste suédois en septembre 1917, dont j'ai recherché en vain les restes ; et la tragédie de l'expédition Greely, dont 19 partenaires sont morts de faim, bien qu'ayant pratiqués le cannibalisme. 

 

Et c'est ainsi que peu à peu, par petites touches, ces hommes et ces femmes se sont révélés à moi comme étant des « méditants contemplatifs » et m'ont appris que la pierre a une sensibilité, elle pense et parle. J'ai même acquis le surnom parmi eux de « l'homme qui parle avec les pierres ». J'ai découvert ainsi l'animisme. Cette pratique religieuse, dite primitive, a toujours été décriée par les rationalistes, les missionnaires chrétiens et les marxistes dialectiques soviétiques. C'est une pensée sauvage qu'avec mon ami Claude Lévi-Strauss, nous considérons comme d'une grande profondeur. Assurément il y a des charlatans tout comme dans les religions occidentales.

 

Au cours de cette mission, j'ai réalisé une œuvre que je peux qualifier de majeure, la généalogie d'un peuple arctique vivant encore sa primitivité selon la légende, totalement isolé pendant un siècle. J'ai établi un tableau généalogique, suite à un recensement individualisé, lors de mon hivernage solitaire en 1950-51, de trois cent deux Esquimaux, dits les Inughuit, au Nord-Ouest du Groenland, répartis en onze hameaux sur 300 kilomètres. Cette enquête a permis de dresser sur trois générations (jusqu'en 1815), un cercle généalogique à l'Institut national d'études démographiques à Paris en collaboration avec le démographe Léon Tabah et le généticien Jean Sutter. Cette généalogie démontre que cette population a su instinctivement se protéger des dangers de la consanguinité en évitant le cousinage jusqu'au cinquième degré.

 

Cette généalogie qui est devenue historique démontre que le créationnisme n'est pas possible et qu'il n'a pas de support scientifique. Pourquoi me suis-je tant attaché à ce peuple ? Parce ce que souvent les Inuit m'ont dit : « Malaurie est jeune, il ne sait même pas qui il est. On va le lui apprendre. Mais on va aussi lui apprendre qui nous sommes. »

 

En avril-juin 1951, j'ai également dressé sur 300 kilomètres, la carte de la Terre d'Inglefield, de la Terre de Washington et de l'englaciation des mers du bassin de Kane. Ce travail intense, assuré au cours de mon itinéraire, au 1 : 100 000, a été publié en couleurs, en deux feuilles au 1 : 200 000 par l'Imprimerie nationale.  Tous ces travaux ont été fait à -30 / -40 degrés. Tout récemment, l'IGN a réalisé par satellite la couverture de mes cartes à la date où je les ai dressé et permettant d'établir l'importance du réchauffement climatique. Cette publication a paru dans un petit recueil de Grand Nord Grand Large en 2012, « L'œil écoute. Mes itinéraires de recherche – 1948-2011 ».

 

FM : Vous parlez souvent de l'animisme et de la pensée des esquimaux, pouvez-vous nous en dire plus ? 

 

Bien des années plus tard, en découvrant « l'Allée des baleines », dans ce berceau boréal des Inuit dans le détroit de Béring, j'ai rédigé un petit livre qui est une des clés de ma pensée [ce petit livre, initialement paru en 1999 aux éditions Mille et une nuits, va reparaître bientôt avec 40 pages supplémentaires].

 

J’y ai découvert, en effet, par le biais d’une approche anthropo-géographique, que dès le XIVe siècle, les Inuit avaient une vision du monde pertinente, avec le soleil, la lune et les étoiles. Ils ont édifié un temple, telle une « Delphes de l’Arctique » ou un Stonehenge sibérien ! Et surtout, ce Stonehenge démontre qu'ils ont une science des nombres et ce que Gaston Bachelard, le grand philosophe méconnu outre-Atlantique et en Russie, appelle une cosmo dramaturgie. 

 

Cette Allée des baleines démontre que les peuples circumpolaires ont une vision spirituelle du monde. Ces païens, ces ignorants ont su construire une interprétation du monde qui apaise. Un + un=un, l'homme naturé a conscience qu'il fait partie de la Nature, c'est-à-dire d'un ordre qui le transcende, ainsi que le répète Jean-Jacques Rousseau : « L'homme naturé ; natura, naturans ». En étudiant sur place le site de « l’Allée des baleines », en réfléchissant sur la répartition des lances d'os tournés vers le ciel (mâchoires inférieures de la baleine boréale ou Balaena mysticetus) et des crânes d'une tonne et demi sur le littoral ; on perçoit qu'il y a un rapport évident entre les mondes arctique (nord américain) et asiatique.

 

J'ai bousculé toute une pensée « stalinienne » pour faire saisir que tous les peuples qui sont passés par le détroit de Béring ont été marqués par le Yi-Jing et le pré taoïsme. Sagesse qui est vécue au rythme de la musique de la terre en Chine, qu'on appelle le Qin, et qui chez les Inuit rappelle le battement du tambour sacré lors des séances de transes.

 

L'animisme Inuit implique une conscience de l'évolution, c'est-à-dire du passage de l'animal à l'homme et ce, bien avant les travaux de Darwin. La mythologie qui inspire leur pensée est imprégnée par la conviction qu'ils sont hybrides. Enfin, tels les héros de Samuel Beckett, les Inuit, tel que je les ai rencontrés dans l'Arctique central en 1960, notamment les U.T.K, ayant vécus des famines, sont emplis d'allégresse, convaincu que la nature à un dessein. Et tel, Vladimir et Estragon, ils attendent.

 

 

FM : Durant vos soixante années d'observations intenses que pensez-vous de la situation actuelle ?

 

JM : Le meilleur et le pire peut-être dit. J'ai connu des Inuit dans des iglous de neige, ils riaient, même après avoir traversé un hiver de famine, ils me suppliaient de rester, convaincus que les rennes et le poisson allaient revenir nombreux – « On le voit dans tes yeux, tu ne vis pas bien chez les blancs, reste parmi nous, le gibier on le sent, va revenir nombreux, nombreux ». J'ai été conseiller de gouvernements soucieux de faire face à des situations intolérables de famines, et quand je dis famine cela veut dire des hommes et femmes qui meurent de faim, des petites filles qui, par régulation démographique sont étranglées (1 sur 4 environ), et les vieux par euthanasie, s'écartant du groupe pour mourir (Arctique central canadien, 1958). C'est une civilisation héroïque.

 

J'ai été un des architectes de Nunavik, lors d'une mission franco-québécoise officielle en 1968, dont j'étais le secrétaire général à titre français et qui demandait que l'autonomie autochtone soit au plus vite accordée. Durant ma mission en solitaire en 1950-51, seul étranger sur place, j'ai dû faire face à l'irruption brutale de l'USS Force à Thulé ; à la requête des Inuit, qui n'avaient pas été informés de cette arrivée, je suis allé voir le général de cette base le 18 juin 1951: « Go home mon général ! Vous n'êtes pas autorisé à procéder à cette opération, cette terre est Inuit, vous n'avez pas consulté les 302 Inughuit qui habitent ici, et maintenant go home ! ».

 

L'arctique connaît un développement extrêmement rapide du à la volonté de conquête par l'Occident : conquête stratégique mais avec le souci d'explorer les immenses richesse pétrolières et minières de ces déserts glacés. Volens Nolens, qu'ils le veuillent ou non, les peuples circumpolaires Inuit, Indien, Sami, les 26 peuples sibériens, etc. soit un million d'hommes et femmes, sont submergés par une immigration massive.

 

L'arctique entre dans l'histoire car en effet, les mers déglacées par le réchauffement climatique, vont faire de l'océan glacial une Méditerranée. L'exploitation du pétrole de ce fait va être intensifiée.  Quel avenir pour ces peuples ? Une certitude, ces espaces vont être très riches et le coût de ce développement sera peut-être l'abaissement ou l'absorption de ce peuple, à moins que…

 

Toute ma vie j'ai été défenseur des minorités, qu'elles soient ethniques ou intellectuelles. Un anthropologue, par nature, représente en soi une minorité intellectuelle en faisant face à la vulgate politique et économique. J'ai créé Terre Humaine, contre. Toutes les semaines, deux langues disparaissent. Cela pose une question fondamentale, c'est bien d'être pour la biodiversité et le multiculturalisme, c'est une nécessité car demain, dans l'exploration du cosmos, qui est la grande aventure de l'homme, nous aurons besoin de toutes ces intelligences, aujourd'hui en réserve.

 

Il appartient à l'homme de protéger son patrimoine qui est multiculturel. La mondialisation est un malheur absolu et c'est alors que l'on peut s'interroger sur le colonialisme et le développement. Et c'est alors que se pose les discours divers sur l'égalité des races. Qui ne se souvient du discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, député du département d'outre-mer de la Martinique, paru dans une revue de droite, Les chemins du monde, et que Aimé Césaire a appelé, Les chemins de la naïveté.

 

Pour Césaire on ne « civilise » pas impunément ; nul ne colonise innocemment. Et c'est alors que s'opposèrent des intellectuels en France, sur ce problème du développement et des notions de progrès. Ce débat n'est pas nouveau ; Diderot l'avait ouvert avec Le voyage de Bougainville.

 

Comment aussi ne pas évoquer « Race et histoire » de mon ami Claude Lévi-Strauss, où il s'interroge dans ce texte de l'UNESCO, avant le célèbre « Tristes Tropiques », sur la mauvaise conscience européenne. Qui ne s'en souvient ? Et j'étais alors fortement engagé, avec Terre Humaine, dans ce débat qui a opposé violemment Roger Caillois, qui s'en était pris à l'ethnologue jugeant insupportable ce « malaise tenace » que suscitent ces critiques sur le colonialisme. « Pour moi, [dit R. Caillois] la question de l'égalité des races, des peuples, des cultures, n'a de sens que s'il s'agit d'une égalité de droit et non d'une égalité de fait. »

 

Romuald  Fonkoua, dans son ouvrage sur Aimé Césaire fait la remarque que : « Caillois s'oppose au racisme, il admet et même défend l'idée d'une « inégalité parmi les races », d'une « inégalité parmi les cultures » ; inégalités de fait qui ne devrait être corrigée que par la recherche d'une plus grand égalité de droit. »

Citations extraites du livre de Romuald Fonkoua, Aimé Césaire (1913-2008), Perrin. Première citation page 159 et deuxième page 160.

 

Il n'est pas nécessaire de rappeler les moyens alors utilisés par les colonisateurs : dépossessions territoriales des sociétés traditionnelles, encadrement, et pour les plus faibles, hélas, c'est la chute avec l'alcool et les drogues. Peut-être que la pire des voies, des plus sournoises et subtiles, c'est l'éducation... Lorsqu'elle est mal comprise.

 

Assurément, il faut développer, un isolat est nécessairement répétitif et par conséquent fragile,  mais encore faut-il définir ce terme de développement. Assurément il faut éduquer, mais dans quel esprit et à quel prix ? La ruine d'une tradition ? C'est un immense problème pour nous anthropologues.

 

Je voudrais citer quelques lignes de Tocqueville à propos des Indiens d'Amérique. Le gouvernement de Washington, lors des traités successifs avait demandé aux personnalités responsables que les Indiens qui avaient signé des accords soient traités avec générosité et justice... On sait la suite : dépossession, humiliation ; un désastre. Tocqueville rappelle ce qu'il a vu lors de son célèbre voyage aux Etats-Unis : 

 

« J'ai contemplé des maux qu'il me serait impossible de retracer… Les indiens menaient avec eux leur famille ; ils traînaient à la suite des blessés, des malades, des enfants qui venaient de naître et des vieillards qui allaient mourir. Ils n'avaient ni tentes ni chariots… Je les vis s'embarquer pour traverser le grand fleuve [frontière provisoire du désert qui leur est dévolu comme territoire] et ce spectacle solennel ne sortira jamais de ma mémoire… Les Indiens étaient déjà tous entrés dans le vaisseau qui devait les porter. Leurs chiens restaient encore sur le rivage ; lorsque ces animaux virent enfin [qu'ils allaient se séparer pour toujours], ils poussèrent ensemble d'affreux hurlements et s'élancèrent dans les eaux glacées du Mississippi pour suivre leur maîtres à la nage. »

 

Et les chefs indiens de commenter : « La race des hommes rouges d'Amérique est devenue petite ; la race blanche est devenue grande et renommée… Nous voici les derniers de notre race, nous faut-il aussi mourir ».

 

FM : Alors que faire ?

 

Résister. C'est ce que le Centre d'Etudes Arctiques, à un niveau international, s'est donné pour mission. D'abord, réveiller les peuples circumpolaires dans leur grandeur afin qu'ils prennent conscience de leur force d'une civilisation héroïque. Ce n'est pas dans l'humiliation qu'ils peuvent réfléchir aux approches à inventer pour coexister avec la civilisation technique qui s'impose avec l'Occident.

 

Le peuple Inuit a le génie de l'adaptation à moins qu'on ne l'ait découragé en lui démontrant qu'avec sa religion, son illettrisme, il est sous-développé. Réveiller des peuples : c'est ce que nous avons fait avec le Centre d'Etudes Arctiques que j'ai créé en 1957, à l'initiative du grand historien Lucien Febvre et de mon ami Claude Lévi-Strauss, à l'EHESS puis au CNRS. Organisation de la première assemblée des peuples Inuit circumpolaires sous ma présidence et celle de René Cassin, prix Nobel, à Rouen en 1969 ; puis au Havre en mai 1973, le premier congrès international sur le pétrole arctique, sous la présidence de l'historien Jacques Le Goff. Tout notre effort, consistait à encourager la formation d'élites, et c'est ainsi qu'en 1990, l'académicien Dimitri Likatchev, m'a demandé de l'aider pour la création de l'Académie polaire d'État de Saint-Pétersbourg, école des cadres, où sont formés 1600 autochtones nord sibérien, destinés, dans une fraternité avec des étudiants russes, à devenir les cadres administratifs de la Sibérie du nord.

 

Menacés par un tsunami, consécutif à la colonisation, du grand Nord par les industriels du pétrole, les peuples s'organisent  - et j'apporte tout mon concours -, pour résister à la pollution et à la lutte contre le changement climatique. Mais tout en respectant leur culture, il faut qu'ils aient des ingénieurs, des avocats, des médecins, des physiciens, des savants, bref, des éclaireurs d'une nation moderne. Or, partout nous observons, une hésitation de ces peuples à aller dans cette direction, craignant d'être dominés et finalement, niés. Le système pédagogique d'éducation est sans doute à revoir depuis la maternelle dans ces peuples de traditions orale. C'est cette réflexion approfondie que je tente à l'UNESCO.

 

La revue Inter Nord, revue arctique du CNRS, témoigne dans ses 21 numéros bilingues, de ce combat incessant pour un développement aussi harmonieux que possible à l'écart du colonialisme. Arctica, publication de 4 volumes rassemblant 600 articles de mon œuvre publiée, à la requête de la présidence du CNRS, revient constamment sur ce problème. J'invite le lecteur à lire à nouveau Le discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire, député français d'un département d'outre-mer ; toute l'histoire de l'impérialisme européen, qu'il soit français, hollandais, anglais, espagnol, portugais, etc. a une face sombre, impérialiste, assimilationniste et inacceptable. Aimé Césaire, s'attache en les dénonçant, aux rapports intolérables entre colonisateurs et colonisés.

 

Mais ce qui est passionnant chez Aimé Césaire, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, c'est son refus du choix de l'indépendance, il paraît essentiel dans la Martinique et la Guadeloupe, pour les Antilles, d'inventer avec la France, dont il admire la culture, une départementalisation particulière, favorisant les autonomies locales. Français, il parle de la mémoire de la nation tout en rappelant qu'il est noir et que son patrimoine est celui de la négritude. C'est dire combien il est hostile à une pensée jacobine et soucieux pour la France d'une politique de fédération. 

C'est peut-être ce que l'on peut souhaiter pour le Groenland, Nunavik et Nunavut.

 

La conquête du monde se poursuit, il faut questionner l'histoire pour la comprendre. C'est aux peuples autochtones eux-mêmes, conscients de la grandeur de leur patrimoine, de s'organiser par l'étude, par la science, pour faire face aux défis que pose leur participation à la vie du monde.

 

La distinction qui m'a été remise à Strasbourg a permis de lancer ce que le Maire, Roland Ries, a qualifié comme « L'appel de Strasbourg ». Je fais appel aux étudiants du département d'anthropologie de l'Université de Strasbourg, pour qu'ils réfléchissent sur cette crise profonde que vit la jeunesse de l'Arctique.

 

Trop nombreux sont les jeunes Groenlandais, Inuit, Canadiens, Alaskiens qui se droguent, sont alcoolisés et subissent dans les villes des fonctions subalternes. Le taux de suicide de ces jeunes, qui pourraient être une élite, est un des plus élevé du monde alors que le suicide n'est pas dans la tradition de ces peuples. C'est une réponse politique que cette jeunesse nous oppose ; la société matérialiste que nous proposons à cette civilisation, une des plus héroïque de l'histoire, leur parait insupportable et dénuée de sens.

 

Je souhaite que le département de l'Université de Strasbourg mette au premier rang, l'écologie humaine, l'histoire de la colonisation et la défense du multiculturalisme. Je n'hésite pas à dire qu'avec l'Académie polaire d'État de Saint-Pétersbourg, Moscou a réalisé une école des cadres circumpolaires qui n'est sans doute pas parfaite, mais qui est unique au monde. Je tiens à lui rendre un solennel hommage.


Propos recueillis par Aude Créquy et Franck Michel
le 24 mai 2013, à Strasbourg

à l'occasion de l'hommage rendu à Jean Malaurie 

par le festival Cultures de Paix.















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L'appel de Jean Malaurie pour sauver la banquise (24 mai 2013)
Un son de France Inter / Radio France

Le scientifique et écrivain Jean Malaurie, spécialiste de l'Arctique, était hier à Strasbourg. Il y a lancé un appel solennel pour sauver la banquise, menacée par le réchauffement climatique et les convoitises que suscite son sous-sol. Jean Malaurie espère ainsi mettre sur pied rapidement, dans la ville des institutions européennes, un groupe de travail qui puisse faire des propositions rapides (Olivier Vogel).
http://www.franceinfo.fr/environnement/jean-malaurie-chercheur-passionne-du-grand-nord-lance-un-appel-pour-sauver-la-999489-2013-05-24


VOIR
Jean Malaurie, une passion arctique
Un film documentaire de Michel Viotte / Arte 2010

Ce documentaire, réalisé entre Uummannaq (nord-ouest du Groenland) et Paris, rapproche des séquences d’entretien, des scènes récemment tournées en présence de Jean Malaurie, par Michel Viotte au Groenland et des images d’archives concernant Jean Malaurie dans ses diverses missions, du Groenland à la Sibérie. Michel Viotte a également inclus des images d’archives exceptionnelles concernant la vie primitive esquimaude.
Ce film permet de mieux comprendre ce scientifique atypique qu’est Jean Malaurie : naturaliste, géomorphologue et géocryologue de formation, Jean Malaurie est devenu, au fil de ses trente et une missions solitaires parmi les populations circumpolaires, un observateur très rare de leur quotidien, de leurs rites et de leur philosophie, si profondément inspiré de l’animisme.
http://www.compagniedesindes.tv/jean-malaurie/


LIRE
Tous les ouvrages – à commencer par Les derniers rois de Thulé et Ultima Thulé – de Jean Malaurie. Ne pas manquer non plus de se plonger dans toutes les œuvres de la riche collection « Terre Humaine », créée et dirigée par Jean Malaurie depuis 1955 : http://transpolair.free.fr/sciences/cea/terre_humaine.htm
Sur le site de La croisée des routes, lire aussi l’entretien de Jean Malaurie, réalisé en 2012 par Joël Isselé : http://www.croiseedesroutes.com/#!jean-malaurie/c1k02

Aude Créquy et Jean Malaurie

(photo Franck Michel)

Un peu naïvement, je me suis posé la question « à quoi sert l'intelligence ? ». Les écrits ont un rôle, une fonction. On ne peut pas dire que l'on n'est pas responsable de ce que l'on écrit. Ou dans ce cas, il vaut mieux faire autre chose ! Personne n'est condamné à écrire des livres.

J'ai pris conscience de la perte d'autorité intellectuelle, France et dans une grande partie de l'Europe occupée...

Je découvre ainsi qu'il y a un ordre de la nature et que dans le désordre de cette masse de pierres éboulées, il n'y a pas de hasard et la nature instaure un ordre.

C'est une réponse politique que cette jeunesse nous oppose ; la société matérialiste que nous proposons à cette civilisation, une des plus héroïque de l'histoire, leur parait insupportable et dénuée de sens.

Peut-être que la pire des voies, des plus sournoises et subtiles, c'est l'éducation... Lorsqu'elle est mal comprise. Assurément, il faut développer, un isolat est nécessairement répétitif et par conséquent fragile,  mais encore faut-il définir ce terme de développement.

Assurément il faut éduquer, mais dans quel esprit et à quel prix ? La ruine d'une tradition ? C'est un immense problème pour nous anthropologues.

Roland Ries, Maire de Strasbourg, remet la Médaille de la Ville à Jean Malaurie
(photo Franck Michel)

Jean Malaurie et Michel Viotte

J'ai choisi délibérément d'aller à la rencontre d'un peuple très rude et cruel dans les déserts glacés du pôle. Je considérais ce peuple du désert froid comme ma nouvelle université. Je ne pouvais pas aller plus loin, décidant de vivre seul avec le peuple le plus au nord du monde, le peuple de Thulé, les Inughuit. C'est ma première décision intérieure.

J'ai même acquis le surnom parmi eux de « l'homme qui parle avec les pierres ».

Souvent les Inuit m'ont dit : « Malaurie est jeune, il ne sait même pas qui il est. On va le lui apprendre. Mais on va aussi lui apprendre qui nous sommes. »

L'animisme Inuit implique une conscience de l'évolution, c'est-à-dire du passage de l'animal à l'homme et ce, bien avant les travaux de Darwin. La mythologie qui inspire leur pensée est imprégnée par la conviction qu'ils sont hybrides. Enfin, tel les héros de Samuel Beckett, les Inuit, tel que je les ai rencontrés dans l'Arctique central en 1960, notamment les U.T.K, ayant vécus des famines, sont emplis d'allégresse, convaincu que la nature à un dessein. Et tel, Vladimir et Estragon, ils attendent.

« Go home mon général ! Vous n'êtes pas autorisé à procéder à cette opération, cette terre est Inuit, vous n'avez pas consulté les 302 Inughuit qui habitent ici, et maintenant go home ! »

L'arctique entre dans l'histoire car en effet, les mers déglacées par le réchauffement climatique, vont faire de l'océan glacial une Méditerranée.

Toute ma vie j'ai été défenseur des minorités, qu'elles soient ethniques ou intellectuelles. Un anthropologue, par nature, représente en soi une minorité intellectuelle en faisant face à la vulgate politique et économique. J'ai créé Terre Humaine, contre.

Il appartient à l'homme de protéger son patrimoine qui est multiculturel. La mondialisation est un malheur absolu et c'est alors que l'on peut s'interroger sur le colonialisme et le développement.

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