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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey

Velibor Čolić, D.R.

« J'ai vingt-huit ans et j'arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français - Jean, Paul et Sartre. J'ai aussi mon carnet de soldat, cinquante deutsche marks, un stylo à bille et un grand sac de sport vert olive élimé d'une marque yougoslave. »

Velibor Čolić (premières lignes du Manuel d'exil)

 

 

« Manuel d'exil » 

Comment réussir son exil en trente-cinq leçons

de Velibor Čolić

aux éditions Gallimard (2016)

 

par Georges Bogey

La fuite et l’exil

 

Soldat bosniaque fuyant les horreurs de la guerre entre les Serbes, les Bosniaques et les Croates, Velibor Čolić trouve refuge en France, un pays libre et en paix mais qui demeure néanmoins, un pays étranger pour lui. Il a 28 ans, nous sommes en 1992. « Je suis loin et […] ce loin est devenu ma patrie et mon destin. » Il est seul, déplacé, démuni, malheureux mais il passe le seuil du malheur pour entrer dans un autre monde qui n’est ni celui de la résignation ni celui de l’oubli mais celui de l’anesthésie, en sachant bien que chaque fois qu’il sortira de ce monde transitoire et temporaire la douleur reviendra aussitôt, plus violente que jamais. « Je suis un cavalier léger, un voyageur au visage scellé par un froid métaphysique, cet ultime degré de la solitude, de la fatigue et de la tristesse. Sans émotions, ni peur ni honte. »

 

Survivre

 

Dans leur parcours tragique les exilés parviennent à survivre grâce à leurs propres ressources morales, physiques et intellectuelles en utilisant tous les moyens que le hasard de la vie leur offre. Pour Velibor ces moyens de survie seront, entre autres, la religion, la psychothérapie, l’alcool, l’amour, le sexe, la boulimie, l’humour, l’écriture.  

 

La religion

 

Il essaie de prier Dieu : sans succès ! « Je suis sans doute trop pressé, notre Créateur travaille dans l’éternité et mon destin est furtif. » « Je dépose mon rosaire tendrement […] sur le banc […] je me lève et, encore une fois, sans but précis, je traverse la ville. » « C’est quand on est vaincu […] qu’on devient chrétien », écrit-il. Or, malgré cette défaite qu’est l’exil, Velibor Čolić n’a rien d’un vaincu. Il doit donc se tourner vers autre chose que la religion.

 

La psychothérapie

 

Il est pour le moins éberlué quand le médecin lui prescrit « une TCC pour un ESPT » Il s’agit d’une Thérapie d’Approche Cognito-Comportementale pour traiter l’État de Stress Post Traumatique. L’origine de son stress il le connaît très précisément. C’était « le 18 mai 1992, un après-midi paisible, bleu et clair, presque transparent. » Un groupe de soldats au repos dont il fait partie boit un café lorsqu’un sniper tue d’une balle dans la gorge une petite fille qui joue paisiblement à côté d’eux. « Le sang qui trempe dans la poussière autour d’elle est un tel fardeau pour nous tous, pour ce maudit pays et pour cette putain de guerre. »

 

L’amour

 

 « Je vais en ville. Je m’assois sur un banc public. Et si je me trouvais une fille comme il faut, une vraie copine française ? » Grâce au désir - qui est aussi une ambition - de rencontrer la femme de sa vie … ou de sa nuit… la vie de l’exilé, malgré sa fragilité et sa monotonie, acquiert davantage de consistance et de relief. Il connaît diverses désillusions amoureuses comme tout un chacun (et chacune) mais pour un exilé, le moindre incident devient un accident et un chagrin d’amour n’est jamais une égratignure mais toujours une blessure. « Je constate : mon nom est Chevalier des occasions manquées. Les belles femmes viennent, me voient et partent avec les autres. »

 

L’alcool

 

On sait que l’alcool est un antalgique aussi puissant que dangereux. Velibor dont la vie est un nœud de douleur en use et en abuse. Il a le talent et la grandeur de nous parler avec dérision de ses dérives et de son désir de suicide par l’alcool ; nous le comprenons et n’avons même pas la tentation de le juger. Quitter le monde en état d’ébriété avancée serait un beau départ, pense-t-il.

« Cela me convient parfaitement. C’est certainement efficace, finalement pas si désagréable et cela me laisse du temps pour finir mon manuscrit. » « Ma première nuit de suicide est magnifique. Je me verse du rhum sur un rythme soutenu et je bois. » « Et comme chaque jour vers seize heures : décider de remettre le suicide au lendemain. » On pense à Baudelaire… « Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! »

 

L’écriture

 

Il était écrivain dans son pays d’origine et il veut le rester dans son pays d’accueil. Quand on lui demande, comme à tout réfugié, quel est son projet professionnel en France, il répond narquois qu’il vise le Goncourt alors même que son professeur de langues lui dit (avec beaucoup moins d’humour) qu’il est encore un « parfait illettré en français ».
« Il me faut apprendre le plus rapidement possible le français. Ainsi ma douleur restera à jamais dans ma langue maternelle. » « Je suis dans la ville des arts et des lettres. Je passe mes journées à écrire mes poèmes en prose. » « Comme on le sait, comme on l’a répété depuis longtemps, le poète est inéluctablement parmi les hommes afin de parler de l’amour et de la politique, de la solitude et du sang qui coule de l’angoisse et de la mort de la mer et des vents. Pour écrire après une guerre, il faut croire en la littérature. » « Rien à faire, plus j’observe, plus cela devient clair. Nulle trace de Hemingway sur ma figure. Je suis toujours et encore, définitivement et désespérément moi. En plus ivre. » « Je cherche en vain, la réponse, dans la littérature, dans l’ambre de mes innombrables bières. Je compare ma solitude et mon incapacité de vivre normalement avec les pages de mes grands écrivains. Mais rien, nulle trace de réponse dans les livres. »

Les quelques citations qui précèdent révèlent une grande lucidité et une grande volonté. Il n’ignore rien de la fonction à la fois créatrice, sociale et thérapeutique de la parole et, en particulier, de cette parole écrite qu’est la littérature. Il se sait écrivain, il veut et doit écrire : et il écrira !

 

Apatride

 

« J’ai déjà fait mes adieux à ceux que j’aimais […] Mais je n’ai pas encore fait une vraie séparation. […] Les gens avec qui nous avons vécu ils sont nous-mêmes […] Si nous pouvions même pour un court instant, sortir de cette histoire alors la séparation deviendrait possible. »

Tant que la séparation n’est pas actée et en quelque sorte absorbée et digérée, l’exilé est condamné à la solitude et à une errance sans but. « J’avale des kilomètres comme une mouche sans tête. » « Mon corps inutile commence à rouiller. Je suis robotisé par la peur, déshumanisé par la misère. » « J’ai tout le temps faim et froid, je ne parle pas bien le français, dans mon pays c’est encore la guerre, mais il me semble que je suis toujours vivant. »

Balloté, seul, apatride, l’exilé se trouve dans un monde incertain et indécis entre un pays qui n’est pas le sien (même s’il tend à le devenir) sans pour autant rejeter le pays qu’il a quitté et qui reste le sien. Pour retrouver sinon une patrie, du moins un pays, l’exilé a besoin de deux choses : parler la langue et avoir des papiers.

 

L’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA)

 

Un univers sépare celui qui a des papiers de celui qui n’en a pas. Être sans papier c’est être invisible, inexistant. « L’homme sans papiers est un homme sans visage. L’homme sans patrie n’est rien, un arbre sans tronc ou un oiseau sans ailes. » Pour obtenir ses papiers, il doit démontrer à l’OFPRA que sa demande d’asile politique est fondée et justifiée. Il argumente en racontant comment il a été suspecté par la milice paramilitaire et traité de « dangereux gauchiste », comment il est devenu soldat contre son gré, comment il a refusé de tirer sur l’ennemi qu’on lui désignait, comment il a plusieurs fois frôlé la mort, comment il a été incarcéré, parqué, frappé, humilié et il conclut :

« Avant la guerre […] j’étais un homme et maintenant je suis une insulte. » Quand il quitte l’OFPRA, après son entretien, il ne sait même pas s’il a été convaincant et si son histoire fait de lui un réfugié politique.

 

Zéro

 

Lorsque Velibor seul et ivre s’allonge tout habillé sur son lit et que, dans le noir absolu, dans un « état où le corps perd son poids et où l’esprit divague entre le rêve et la réalité » il joue un jeu dramatique qui consiste à décompter les dix dernières minutes de l’année qui, aussi bien, pourraient être les derniers instants d’une vie qui s’achève ou les premiers d’une vie qui commence, il montre que le zéro final auquel il arrive est l’autre nom du désespoir. Ceci étant posé une fois pour toutes, Velibor nous dit avec force qu’il vivra sans espérer ni attendre quoi que ce soit de qui que ce soit et qu’il ne se laissera pas bercer par l’illusion d’un paradis à venir par définition fictif.

 

Pourquoi lire ce livre ?

 

Lire ce livre est indispensable. La voix de Velibor Čolić que la souffrance fait trembler mais jamais ne fait taire est celle d’un homme debout et libre. Ce déraciné cherchant une terre propice à un nouvel enracinement explique à tous ceux qui ont la chance de n’avoir jamais été chassés de chez eux que la vie en exil n’est pas l’exil de la vie mais la recherche de la vie.

 

 

Georges Bogey le 12 juin 2016

 

 

 

 

Quelques livres de Velibor Čolić :
Sarajevo omnibus, Ederlezi, Archanges, Jésus et Tito, Les Bosniaques, La vie de Modigliani, Chroniques des oubliés, Mother Funker, Perdido.

Manuel d’exil a été publié en 2016.

 

Voir le site de l’auteur chez Gallimard, pour plus d’infos sur ses récents ouvrages et les salons et rencontres littéraires, ici

 

Voir une vidéo avec Velibor Čolić, autour de la sortie de son Manuel d'exil, réalisée par La croisée des routes, ici

Georges Bogey vit en Haute-Savoie. Il a été professeur de judo puis cadre dans le secteur du Tourisme et de l’Éducation. Il publie depuis 2002, dans des genres variés: théâtre, recueil de haïkus, témoignages, récits, les livres pour enfants. Voir le blog

 

Il partage par ailleurs sa « Bibliothèque voyageuse » avec les lecteurs de La croisée des routes depuis octobre 2013.

 

Il vient de publier un récit « Voyage d’Automne au Japon » aux éditions Livres du monde.

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