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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
Olivier Weber, D.R.
« On revient un peu chamboulé par le périple aux frontières.
Les franchir clandestinement fût-ce à rebours des migrants ne laisse pas indemne. […] J’ai parcouru cet atlas alambiqué en tous sens
et j’ai erré sur les sentiers des rébellions
qui sont aussi les pistes de la contrebande […]
J’ai voulu aussi suivre les marcheurs permanents,
ces briseurs de frontière et sauteurs de murs.
Les frontières ont beau être surveillées, contrôlées, minées,
défendues par maints gabelous, policiers et soldats en arme, voire des miliciens, elles ne seront jamais hermétiques. »
— Olivier Weber
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Toute frontière est un monde vivant
Olivier Weber est ce grand reporter, voyageur et écrivain, qui, depuis plus de vingt ans, nous dit le monde et, plus particulièrement dans ce livre, le monde des frontières. Une frontière fermée serait un oxymore, un point mort, un non-lieu alors que la frontière vraie est un espace qui se ferme et qui s’ouvre, un espace qui respire et qui parfois étouffe, c’est un monde vivant. C’est de la vie des frontières dont Olivier Weber nous parle.
Le sédentaire et le nomade
Tout ce qui se passe – et il se passe beaucoup de choses – dans ce récit d’aventures sur les frontières entre en résonance avec l’instinct de nomadisme libertaire ancré en l’être humain. Depuis son émergence en Afrique voici environ sept millions d’années l’espèce humaine n’a cessé de croître et d’essaimer partout sur la terre pour composer aujourd’hui une multitude immense et bigarrée d’environ sept milliards et cent vingt-cinq millions d’individus regroupés tantôt par affinité, tantôt par hasard, tantôt de force, en quelques trois cents « pays », chacun occupant dûment ou indûment, et cela sur six continents et presque autant d’océans, une portion de territoire plus ou moins clairement délimitée par une frontière.
Trafic(s) aux frontières
Par définition clandestin et illicite, le trafic des marchandises et des humains se fait toujours en douce et secrètement sauf… sur certaines frontières qui sont des zones de non-droit ou régies par un droit spécifique qui se module le plus souvent « à la tête du client ». Se côtoient sur toutes les frontières où l’auteur a séjourné et qu’il a traversées, des soldats plus ou moins disciplinés, des mollahs souples ou vénéneux, des contrebandiers de tous crins et de tous poils avec, qui les suivent comme leurs ombres, des douaniers honnêtes ou vénaux, et encore des camionneurs, des policiers, des commerçants, des prostituées, des aventuriers, des militants des droits l’homme, des « humanitaires », des passeurs et quelques rares rêveurs.
Tous composent ici une sorte de microcosme parfois paisible, mais le plus souvent effervescent dans lequel chacun agit et réagit en fonction de l’offre et de la demande (les deux étant liés à la nécessité de passer et de contrôler ce qui passe et se passe) et où tous encaissent des prébendes (ou les payent) avec la volonté de tirer le maximum de profit d’une fonction ou d’une position dans la hiérarchie aussi fluctuante que la zone frontalière dans laquelle cette hiérarchie a autorité.
Un voyageur de passage ironise en disant qu’ « il faudrait créer une organisation nommée Trafic sans frontière. » Tout aussi ironique un autre trouve les frontières tout à fait légitimes en affirmant néanmoins que « si une frontière existe, c’est pour être violée. » Et Olivier Weber : « Il faudrait écrire un traité sur l’hypocrisie des tracés entre États. Les gardes-frontières sont nombreux à préserver leurs intérêts davantage que ceux de leur patrie […] plus je défends un territoire plus je deviens sensible aux prébendes et trafics. »
Liberté aux frontières
La menace de l’islam totalitaire pèse sur nombre de frontières alors que paradoxalement c’est à la frontière entre croyance imposée et liberté de croyance qu’on est le plus à l’aise avec la religion. « Le coran se lit de temps en temps jamais tout le temps », dit-on. Ce sont les femmes qui symbolisent le mieux cette aspiration à la liberté. Les femmes que l’islam radical aliène se libèrent aux frontières. « À peine la frontière franchie elles enlèvent leur foulard, arborent des ongles vernis et un maquillage appuyé » même si c’est imprudent, car « les agents à la solde de Téhéran sont nombreux dans la contrée. »
La frontière entre la vie et la mort
Un habitant permanent des frontières, pompiste de son état, « dessine sur le sable […] les contours de son pays rêvé, un Moyen-Orient débarrassé de barrières […] Il hait les limites, les murs qui séparent les hommes » alors que ce pays rêvé est devenu « un terrain de jeu entre Saddam Hussein et l’ayatollah Khomeyni pendant huit ans. Un terrain de mort […] avec une très forte densité au mètre carré […] Disparition d’un million de personnes […] », et cela grâce au généreux concours de tous les marchands d’armes du monde qui ont vendu, vendent et vendront des armes sans compter ou plutôt en comptant leur profit sans souci des frontières et sans le moindre état d’âme. « La géographie des confins se bâtit sur des cimetières. »
À propos des tracés
Les frontières sont déterminées de façon arbitraire « au gré des cartographes, ici un bout de rivière, là un peuple coupé en deux, plus loin une ethnie que l’on prive de ses cousins, un désert sabré au pointillé et tant pis pour les oasis de la concorde. […] Les puissances coloniales se partagent une partie du globe à la louche. […] Les peuples sont séparés sur la volonté des lointaines capitales. »
Abdu Sattar Edhi, un sage pakistanais engagé dans l’humanitaire, déclare à propos du Pakistan : « Ce pays ne repose sur rien, ses deux seuls ciments sont l’islam et notre inimitié à l’égard de notre frère de sang, l’Inde. Le reste n’est que pacotilles. Alors nos frontières sont plus qu’artificielles, elles sont virtuelles. » Ce constat pourrait parfaitement s’adapter à de très nombreuses frontières dans le monde comme par exemple « l’enclave du Haut Karabagh région de montagnes peuplée de chrétiens et sertie dans l’Azerbaïdjan musulmane. »
Que signifie un mur de séparation entre les religions qui par définition ont été inventées pour relier les hommes à Dieu et les hommes entre eux ? « Et Dieu lui-même doit en pleurer » dit Casas ce voyageur libertaire qui exécrant toute forme de frontière va jusqu’à dire qu’il faut instaurer des passerelles entre victimes et bourreaux, entre nonnes et prostituées, entre exploitants et exploités, entre église et bordel, et entre bien d’autres personnes ou institutions que tout sépare, mais qui doivent prendre conscience que se confronter sans dialoguer c’est le bain de sang assuré.
Toute frontière devrait devenir un lieu de filtrage sur la voie de la paix.
En s’appuyant sur une conversation qu’il vient d’avoir avec deux Soudanais pris dans le flux migratoire, Olivier Weber écrit : « Il s’agit juste d’ouvrir les frontières non de les abolir, pour les réfugiés, migrants afin de venir en aide aux demandeurs d’asile et militants prodémocratie, et non pas aux dictateurs. Les deux Soudanais vont plus loin et estiment que […] l’abolition des frontières aiguiserait l’appétit des uns et des autres et transformerait les États les moins bellicistes en roi de l’expansionnisme. »
Trois pathologies des frontières
Le mal des frontières : c’est un peu comme le mal de mer. Mais le mal de mer n’a jamais empêché les vrais marins de prendre la mer !
La dromomanie : désir obsessionnel du nomadisme. Le dromomane exècre les frontières. La vue d’une barrière fermée le rend fou.
La synorophilie : l’attrait pour les frontières. « Le synorophile […] tendrait à propager ses penchants, à devenir de plus en plus prosélyte au fur et à mesure que s’érigent les murs et barrières. »
Pourquoi lire ce livre ?
Éclairage sur le monde des frontières, ce livre d’Olivier Weber ni ne se raconte ni ne se résume, il est à lire et à relire. Il nous montre que l’être humain une fois qu’il a délimité son territoire, soit par des jets d’urine odorante soit par des concepts aussi géniaux qu’inopérants, soit par des idées aussi fumeuses que dangereuses – ces trois manières pouvant se cumuler - est partagé entre le désir de partir et le désir de rester, entre le désir de fermer et le désir d’ouvrir, avec souvent la peur viscérale de l’Autre comme moteur ou plutôt comme frein.
Il faut le redire : originairement l’homme est un nomade !
Pourtant l’histoire montre trop souvent hélas qu’il se fait volontiers sédentaire et constructeur aussi méticuleux que vicieux de murs décorés de barbelés. Olivier Weber écrit : « On revient un peu chamboulé par le périple aux frontières. Les franchir clandestinement fût-ce à rebours des migrants ne laisse pas indemne. […] J’ai parcouru cet atlas alambiqué en tous sens et j’ai erré sur les sentiers des rébellions qui sont aussi les pistes de la contrebande […] J’ai voulu aussi suivre les marcheurs permanents, ces briseurs de frontière et sauteurs de murs. Les frontières ont beau être surveillées, contrôlées, minées, défendues par maints gabelous, policiers et soldats en arme, voire des miliciens, elles ne seront jamais hermétiques. »
Il souligne qu’il existe pourtant une forme de solidarité entre le nomadisme viscéral des origines et celui plus contraint de la migration. Il parle de « tous ces gens qui viennent avec des couvertures de survie, des tentes, des fruits et du pain, offrandes bibliques des samaritains aux tribus qui ont traversé la Méditérranée. » ; « le cycle des migrations transcende celui des frontières. Le nomadisme ne trahit pas l’ordre frontalier, il le légitime. »
Il est impossible de rapporter ici la multitude d’événements que l’on trouve sur toutes les frontières explorées par l’auteur : Iran, Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde, Amazonie, Caucase, Tanger, Surinam, Brésil, Guyane, Bavière, Italie, France, etc.
C’est la question du sens des frontières qu’il nous pose en se gardant de donner lui-même une réponse univoque. Après la lecture de son livre, chacun décidera si les frontières sont la cause ou la conséquence de la mésentente chronique des hommes entre eux et des conflits meurtriers que cette mésentente génère. Si c’est une cause, il faut gommer toutes les frontières (et bien sûr tous les murs) sur la carte du monde, si c’est une conséquence on doit les penser et les repenser avec le cœur et la raison pour en faire des barrages contre le mal et des passages pour les hommes de bien, ceux qui veulent se rencontrer et s’aimer. Les frontières sont toutes représentées sur les cartes par des pointillés formés par autant de tirets noirs que d’espaces clairs, les pessimistes verront les points noirs et les optimistes la clarté qui les éclaire.
Ce livre se lit à la fois comme un récit d’aventures et comme une réflexion sur la destinée humaine cahoteuse et chaotique avec son lot de tragédies, de comédies et de poésie ; c’est sur une note poétique que se conclut cette chronique.
Poésie des frontières
Olivier Weber nous parle d’une découverte étonnante de l’écrivain Bruce Chatwin : « En guise de repérage cadastral et de dessins frontaliers, les Aborigènes délimitent les terres et s’approprient les collines par le chant. Veut-on un sentier, on chante. Désire-t-on un vallon on fredonne. Et l’écho s’en va ainsi, de bosses en mottes, de rocher en dénivelé, pour créer un atlas invisible, un portulan des lieux repérés par l’humain. »
Tous ceux qui pensent que créer des frontières en musique est un procédé ridicule et même absurde doivent se pencher sur la question de savoir s’il est plus ridicule et absurde d’arpenter un territoire par le chant en y semant des notes de musique ou de le délimiter à la Kalachnikov en y semant des cadavres ?
Georges Bogey vit en Haute-Savoie. Il a été professeur de judo puis cadre dans le secteur du Tourisme et de l’Éducation. Il publie depuis 2002, dans des genres variés: théâtre, recueil de haïkus, témoignages, récits, les livres pour enfants. Voir le blog.
Il partage par ailleurs sa « Bibliothèque voyageuse » avec les lecteurs de La croisée des routes depuis octobre 2013.
Il vient de publier un récit « Voyage d’Automne au Japon » aux éditions Livres du monde.