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Voyager, vivre et agir :
libres, indépendants, autonomes et nomades
La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
« Ils marchent et fuient, puisque rien n’arrête ceux qui viennent et grondent en se succédant à leurs trousses comme les vagues de l’océan. »
Jean Raspail
La Terre de Feu, partie sud de la Patagonie, est un archipel où le climat est d’une violence inouïe et les conditions de vie improbables voire impossibles. C’est dans cette impossibilité-là, qu’ont vécu pendant des siècles, ceux qui se nommaient eux-mêmes Kaweskars c’est à dire « les hommes », une appellation qui, bien plus qu’un symbole, était un vrai défi. Le roman de Jean Raspail qui couvre vingt mille ans de leur histoire est à l’image de cette peuplade et de son pays : âpre, rugueux, primitif, brutal. « Les lourdes nuées de l’Ouest s’abattent sur ce rempart [la cordillère des Andes] au moins dix mois sur douze, et précipitent sur les archipels la pluie la plus tenace du monde, une pluie glacée qui se fait aussi neige et grêle. »
Ces Kaweskars que les étrangers appelèrent, beaucoup plus tard, les Alakalufs (ou encore les Pécherais) viennent du paléolithique. Ce livre nous raconte leur vie et surtout ce qu’il est advenu d’eux quand d’autres hommes aux mœurs foncièrement différentes les ont découverts. Ce roman d’aventures est aussi (et peut-être surtout) le récit d’une confrontation. Confrontation qui se solde par la disparition d’une civilisation « primitive » encore en gestation à qui les envahisseurs n’ont pas laissé la moindre chance d’évolution.
Voyager c’est fuir
Les Kaweskars venus d’Asie ont migré progressivement vers la Terre de Feu sous la pression d’autres peuples plus puissants que le leur. Ils sont devenus des vagabonds de l’eau, naviguant de grève en grève, dans des eaux mouvementées, des courant terribles, des froids polaires, bref, des conditions épouvantables pour ces hommes, ces femmes, ces enfants sur leurs frêles canots de bois. (Ils ne s’aventurent que très rarement à l’intérieur des terres pour la plupart recouvertes de forêts gorgées d’eau, insalubres et inhospitalières.) Ils ont souvent livré bataille et pourtant ils ne cessent de fuir. La fuite, stratégie de survie, a donné naissance à leur mode vie : le nomadisme.
Faites d’un nomade un sédentaire, il végète ou il meurt, ce qui revient au même. « Ils marchent et fuient, puisque rien n’arrête ceux qui viennent et grondent en se succédant à leurs trousses comme les vagues de l’océan. » Lafko, le chef d’un clan de Kaweskars, assis sur ses talons tourne et retourne dans sa tête « quelque chose qu’il ne peut exprimer et qui pourrait s’appeler l’espérance, et qui s’appelle aussi : ailleurs. »
Voyager c’est découvrir
Pourchassés, souvent en fuite, les Kaweskars vont au XVIème siècle se trouver coincés contre la deuxième mâchoire de l’étau… Car, voici qu’arrivent, de l’autre bout du monde, les découvreurs de terres, des conquérants sûrs de leur supériorité. Jean Raspail nous dit la fougue et le courage de ces navigateurs aventureux et la passion de découverte qui les anime.
« Tous sont les fils spirituels de Don Enrique le Navigateur […] il les tient tous dans sa main et les lance à l’assaut d’un monde qu’il avait entièrement deviné. » C’est ainsi qu’au fil des siècles se succèderont sur les rives et dans les méandres de la Terre de Feu, capitaines, soldats, religieux, scientifiques. Citons, entre autres, De Bougainville, Magellan, Fitz Roy, Darwin, Drake… Tous sont des aventuriers courageux venus découvrir des terres inconnues et enrichir le monde de nouvelles connaissances. Projet ô combien louable ! Mais hélas, un des tragiques avatars de l’esprit de découverte est la volonté de conquête.
Voyager c’est s’approprier
L’un des symboles de cet esprit de conquête est la religion. Tandis que les soldats s’approprient les terres, les prêtres et les pasteurs s’approprient les esprits et les cœurs. Conquérir un pays c’est convertir ses habitants. « Magellan a dressé une croix sur une dune battue par des vents de tempête. C’est la première d’une longue série bénie par des chapelains bleus de froid. » La croix autant que le drapeau indique que le pouvoir appartient à ceux qui ont de grands bateaux, des canons puissants et une religion structurée, non à ceux qui ont des lances, des arcs, des petits canots et des croyances sommaires.
Voyager c’est s’adapter… ou détruire
Si les modes opératoires du voyage ont changé depuis Magellan l’attention à l’autre et l’adaptation au pays sont toujours, et ce depuis cinq siècles, les clés d’un voyage constructif. Si le voyageur ne s’adapte pas à la réalité de l’autochtone, voyage rime avec carnage. L’histoire des Alakalufs c’est l’histoire d’une destruction par le voyage.
Deux exemples. Le premier nous vient de la relation des marins avec les femmes indigènes « Elle [Wauda] est nue. Dans les haubans les matelots s’agitent comme des singes. Ils lancent des exclamations ordurières, des propos que refuseraient d’entendre les putains de Séville, mots inconnus portés par le vent que Wauda, en un certain sens comprend. La brutalité. Le forcement […] message des navires d’Occident. Wauda croise les mains sur son sexe, puis se laisse glisser au sol et gémit. »
Un second exemple nous est fourni par le récit des « anthropophages à l’exposition universelle de Paris ». Un groupe d’Alakalufs en captivité est exposé dans une cage. L’ambigüité quant à leur véritable nature (sont-ils des humains ou des bêtes ?) est sournoisement entretenue par un certain M. Maurice. Ce navigateur devenu bonimenteur et affabulateur explique qu’en chassant « la baleine blanche aux confins de la Patagonie » il a capturé des sauvages qui s’en prenaient à ses hommes d’équipage pour les dévorer. « Comme ces sauvages n’ont pas de nom et ne semblent pas en user entre eux, et qu’il serait tout de même indécent de les baptiser de prénoms chrétiens, je les ai appelés Premier, Second, Troisième, Quatrième. » Le spectacle auquel on assiste ensuite est sordide. Il s’apparente à un minable numéro de dressage pour bêtes de cirque. Aujourd’hui, comme hier, le constat est accablant : la morale n’a pas de prise dans un monde où la primauté revient à la loi du plus fort. La nature est inhumaine mais elle ne le sait pas. L’homme qui se dit humain est un loup féroce pour l’homme… et cette métaphore est douce.
L’humanité des Kaweskars
La beauté
« Les Alakalufs n’ont aucune conscience de la beauté et pas de mot pour l’exprimer », dit Jean Raspail. Pourtant l’un d’entre eux sculpte un personnage on ne peut plus simple avec une lame de silex sur une lance en bois. « Il ne s’interrompt que pour manger, ou réfléchir, les yeux fermés parce qu’il ne comprend pas l’utilité de ce qu’il fait et qu’en même temps il s’acharne comme si sa vie en dépendait. » Dans ce contexte, une œuvre qui n’a pas de fonction pratique est une œuvre d’art et celui qui la crée un artiste, donc un homme.
Dieu
« Dans la mémoire des Hommes, il n’y a pas de mémoire pour le souvenir d’un dieu bon. Pas le moindre génie bénéfique ni même compatissant. Aucun recours dans l’au-delà. » Seul veille sur eux « l’esprit du mal : Ayayema. Le génie mauvais. Le persécuteur obstiné. » Dans un monde sans Dieu tout ce que fait l’homme lui appartient : le bien comme le mal. Il n’attend ni sanction ni rétribution autres que celles de ses pairs. Totalement responsable, il est donc totalement libre, donc totalement homme. Le Dieu de Raspail n’existe pas chez les Kaweskars. Ils sont seuls face à la toute puissance aveugle et cruelle d’Ayayema, cet autre nom de la nature.
L’amour
La vie est trop rude chez les Kaweskars pour que s’expriment la tendresse et moins encore l’amour. Cependant, voici ce que dit l’amiral Drake suite à l’accouplement qu’il estime monstrueux d’un marin et d’une indigène. On ne peut soupçonner ce rugueux marin de délicate objectivité ; il apporte là, bien contre son gré, une preuve de l’humanité de ceux qu’ils considèrent comme des sous-hommes : « Quand il s’est relevé du ventre de cette femelle puante chacun s’est tu épouvanté. Le Gallois avait un visage de séraphin aussi faraud que s’il avait dépucelé une rosière en justes noces. La sauvage le regardait avec quelque chose d’humain dans les yeux, je n’ose employer ce mot, [quelque chose] qui ressemblait à de l’amour. »
Le pouvoir destructeur du voyage
Ce livre montre que les hommes éclairés voyagent pour découvrir, connaître et comprendre et que les hommes armés (hier de canons aujourd'hui de canon) conquièrent, s’approprient et exploitent. Pour mettre le nouveau monde en conformité avec le sien, le voyageur détruit par le fer, le feu, le fusil, la croix. Des populations entières ont été éradiquées tout simplement parce qu’elles ne pouvaient pas ou ne voulaient pas mettre leurs pas dans les pas de ceux qui s’autoproclamaient leurs maîtres ! (Aujourd’hui le touriste veut s’approprier, notamment par la photographie, ce qui constamment lui échappe : la réalité des lieux et des gens. Trop souvent hélas il entre dans le pays mais le pays n’entre pas en lui.) À bon voyageur, salut !
Un autre livre de Jean Raspail
On peut citer un autre livre remarquable du même auteur. Son cadre est aussi la Patagonie mais il s’agit davantage d’une histoire d’homme que de voyage. « Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie » raconte l’histoire d’un avocat du Périgord qui s’étant autoproclamé roi de Patagonie est allé jusqu’au bout de sa logique, c’est-à-dire de sa folie. Son comportement obsessionnel est d’une cohérence absolue. Curieusement, on retient de ce personnage non sa mégalomanie (qui est aussi une mythomanie) mais sa naïveté et son innocence. C’est un enfant qui dit à ses camarades « moi je serais le roi » qui se prend à son jeu et en devint prisonnier. Il est le jouet halluciné de son jeu.
Une précision…
Pas plus qu’aux idées de Céline l’antisémite et le collaborationniste, je n’adhère aux idées de Jean Raspail, royaliste, nationaliste, xénophobe. J’admire certaines œuvres de Raspail en m’insurgeant contre ses idées. On l’a compris, je ne fais pas ici la promotion de l’homme mais de deux de ses livres. « Qui se souvient des hommes… » et « Le roi de Patagonie » sont deux grands livres.
« La fameuse méthode, […] qui consiste à ne pas séparer l’homme de l’œuvre […] méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons, dans nos habitudes, dans la société. » (Contre Sainte Beuve, Proust).
Georges Bogey, avril 2014