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La bibliothèque voyageuse de Georges Bogey
« Qui voudrait mourir sans avoir fait
au moins le tour de sa prison
s’écrie à vingt ans le jeune Zénon
ivre de son premier départ sur les routes. […]
Assimilant à juste titre l’étude et le voyage,
il a eu par moment l’impression
de marcher sur le monde
comme sur un livre ouvert. »
L’ermitage de Bashō et la colline aux camélias près de l'aqueduc
à Sekiguchi
(せき口上水端はせを庵椿やま, Sekiguchi jōsuibata Bashōan Tsubakiyama)
Hiroshige (1797-1845)
Collection du Brooklyn museum
« Le tour de la prison » de Marguerite Yourcenar
Editions Gallimard, 1991. Réédition Folio.
par Georges Bogey
Il y a des écrivains qui voyagent et des voyageurs qui écrivent.
Les premiers parlent plutôt de voyage, les seconds plutôt de leurs voyages. Les premiers transcendent les faits en s’efforçant de ne pas les dénaturer. Les seconds racontent les faits en essayant de ne pas se limiter au factuel. Bien entendu, le clivage écrivain qui voyage/voyageur qui écrit n’est pas d’une absolue imperméabilité.
Écriture et voyage s’interpénètrent souvent et la littérature, dans tous les cas, reste cet instrument complexe qui fait penser le lecteur autant qu’il le fait vibrer et qui, l’aidant à traverser l’écran de l’apparence, le met sur la voie du réel.
(Quant à atteindre le réel c’est une autre question et, sans doute, une question à jamais sans réponse ; là encore on doit rappeler que partir est plus important qu’arriver.)
Dans « Le tour de la prison », Marguerite Yourcenar nous propose un ensemble de quinze textes de voyage. Paru en 1991 ce livre n’est peut être pas le chef d’œuvre de la littérature ni même de la littérature de voyage, pourtant sa lecture est éminemment profitable. Voici quelques éclairages sur ce livre.
Bashô sur la route
Le poète japonais Bashô est connu pour avoir, au XVIIème siècle, donné ses lettres de noblesse au haïku. Il a parcouru le Japon à pied et a, entre autres, écrit ce remarquable ouvrage qu’est « Le chemin étroit vers les contrées du Nord. »
Marguerite Yourcenar souligne à quel point ce voyageur, à la fois philosophe et poète (il fut un temps où on ne pouvait pas être l’un sans l’autre) vit dans l’éternité de l’instant. Elle écrit : « Subir est une faculté japonaise, poussée parfois jusqu’au masochisme, mais l’émotion et la connaissance chez Bashô naissent de cette soumission à l’événement ou à l’incident. »
Pour éclairer un peu plus encore cette soumission à ce qui advient et que les bouddhistes nomment le lâcher prise il faut signaler que Bashô a intitulé l’un de ses essais de façon très significative « Souvenirs d’un squelette exposé aux intempéries. » Cette disponibilité du voyageur est une réceptivité. Le voyageur accueille ce qui arrive et l’interprète avec l’étonnement de l’enfant qui voit les choses pour la première fois. « On ne voit pas deux fois le même cerisier ni la même lune découpant un pin. Tout moment est dernier parce qu’il est unique », écrit-elle.
Bashô, fondamentalement poète, sait transmuer le mot en rire, en larme, en étoile et pourtant il dit ce qui est, et il le dit sans pensée parasitaire.
On pourrait croire que la poésie est une affaire de solitaire, il n’en est rien. Le chemin de Bashô est jalonné de rencontres.
Il fut un temps où la poésie créait des liens et Marguerite Yourcenar déplore que la poésie aujourd’hui soit déconnectée de la quotidienneté des relations sociales. Au temps de Bashô, dit-elle : « On contemple ensemble la lune d’été ; on s’exerce à composer des chaînes de haïku, exercice en vogue à une époque où la poésie était à la fois un mode de vie et un jeu de société, tandis qu’elle n’est plus maintenant ni l’un ni l’autre. » On ne peut conclure sur Bashô sans citer au moins un de ses haïkus.
Sa mort prochaine
Rien ne la fait prévoir
Dans le chant de la cigale.
Marguerite Yourcenar a raison de dire que ce haïku est un chef d’œuvre. (Il pourrait être écrit en exergue de tous les livres de voyage.) Dans ces trois vers, on entend la musique de la vie avec, comme en écho lointain, le terne appel de la mort, si vague, si indéterminé qu’en définitive il est inexistant. La vie n’écoute que le chant de la vie !
L’air et l’eau éternels
Pour nous dire que tout départ est beau, ce texte commence par cette belle phrase : « Le navire est beau comme tous les navires en partance. » Mais, quitter la terre ne suffit pas ! Pour percevoir le monde il faut aussi se quitter soi-même ou du moins ôter ses œillères et ses oreillettes, autrement dit, se libérer de ses habitudes de vivre et de penser. On parle ici d’une croisière où un grand nombre de passagers « [… ] ne mettent plus les pieds sur la passerelle que pour acheter dans les boutiques pour touristes les plus voisines du port le bric-à-brac accoutumé. »
Marguerite Yourcenar nous aide ainsi à distinguer schématiquement ce qui se cache sous le terme générique de voyageur. L’explorateur découvre, le voyageur observe, le touriste consomme.
L’explorateur et le voyageur veulent apprendre et comprendre, le touriste ne veut que se distraire. Développement pour les premiers, divertissement pour les seconds.
Ce périple sur l’eau est un prétexte qui permet à Marguerite Yourcenar de jeter sur le monde, à travers le prisme de ce microcosme itinérant, un regard lucide. Nous parlant de la pierre de rêve taoïste qui symbolise l’air et l’eau éternels elle nous dit que l’éternité de l’air et de l’eau est une illusion et qu’un jour la terre ne sera qu’un caillou sec et sans vie tournant dans l’espace.
Il semblerait bien que le navire si beau à l’aube du départ devienne, le soir venu, une chose infime et insignifiante perdue dans l’océan. Elle côtoie des compagnons de voyage sans vie, ou dont la vie est un puits de douleur dans lequel ils se noient, notamment cette femme : « Je songe en la regardant que les fantômes contrairement à ce qu’on pense, sont rarement impalpables ; alourdis plutôt noyés dans les eaux du souvenir, enveloppés de leur chair trop lâche comme d’un ectoplasme. »
Le paquebot qui se déplace est un conglomérat d’alvéoles qu’ici l’on nomme cabines et dans lesquelles des insectes humains se donnent l’illusion de bouger alors que seul le bateau bouge. Mais l’écrivain qui voyage finit toujours par retirer un bénéfice de toutes les situations quelles qu’elles soient. « Cellule de la connaissance de soi : lieu du dialogue et du combat avec l’Ange ; loge d’où l’on contemple, étendu sur une couchette, les reflets de la mer au soleil jouant sur le plafond blanc. »
D’un océan à l’autre
Dans ce court texte, l’auteur nous parle d’une traversée en train, de Montréal à Vancouver, bien peu réjouissante. Quatre jours pour aller de l’Atlantique au Pacifique.
C’est un voyage au rebours de la beauté telle que nous la voyons dans nos paysages européens polis par les siècles. « Nulle part, écrit-elle, on n’a le sentiment d’un site humain enfonçant amicalement dans le sol ses racines, marié à lui comme le moindre village d’Italie… » Ou encore « […] Une ville sauvagement américanisée se dresse qui semble née d’un silo et d’une pompe à essence […] » Enfin « On sent que cette âpre terre, colonisée trop tard pour que ces forêts fussent comme en Europe le refuge des ermites et le domaine des fées, n’a jamais été tendrement ni passionnément aimée. »
Rien là de bien exaltant ! Alors pourquoi en parle-t-elle ? Pour nous dire que le monde ici, comme partout ailleurs, oscille en permanence, sous le regard du voyageur attentif, entre les beautés et les vérités de son passé riche d’une histoire décantée, les rigueurs d’un présent de survie et les incertitudes de son avenir. Dans la plupart des pays, le pont entre passé et futur se construit au quotidien et le présent peut se nourrir des apports du passé.
Il y a hélas, beaucoup d’exceptions où des hommes se soumettant à la matérialité de leur existence difficile (en se réclamant de la modernité pour se donner bonne conscience) tirent un trait sur leur histoire et sur l’esprit. Il faut souhaiter que ne s’érige pas en principe le propos méprisant de ce père qui s’écrie, en voyant les photos que son fils, de retour de Florence, lui montre : « Tout ça n’est rien que de la terre et des pierres ! » Ce jugement imbécile fait peser une terrible menace sur le monde, la menace de la décadence.
Tokyô ou Edo*
Si on va directement à la dernière ligne de ce texte, on lit que : « Tokyô a résorbé Edo. » On pourrait donc dire que c’en est fini du Japon historique et traditionnel et que ce pays, tournant le dos à son histoire, entre de plain pied et définitivement dans l’ère matérialiste. Cela serait un raccourci hâtif qui témoignerait mal d’une réalité qui, certes, penche plutôt du côté d’une contemporanéité bétonnée, laide et bruyante que du côté d’un passé méditatif et créatif orienté vers le beau.
Le Japon après avoir été un pays fermé ayant développé une culture spécifique s’est ouvert à l’Occident. Saura-t-il sauvegarder l’originalité de sa culture qui s’enracine dans le terreau de la philosophie du shintoïsme, du bouddhisme et, plus largement, de la beauté ?
Tokyô - ici métaphore de l’humanité - doit protéger ses temples, ses jardins, ses maisons de thé et autres lieux traditionnels plus ou moins sacralisés pour ne pas devenir une termitière. « Onze millions de robots impressionnent toujours [… ] » « Edo qui fut plat où Tokyô est vertical avec ses fantômes écrasé sous les gratte-ciel où gémissant sous les assourdissants viaducs… Edo et ses geishas rêvant sous la lune… », écrit Marguerite Yourcenar.
Tant que la lune brillera au-dessus du Japon… Tant que les geishas rêveront sous la lune… On peut encore y croire…
Bosquets sacrés et jardins secrets au Japon
« Le voyageur […] consacre souvent trop peu de temps aux grands bois sacrés qui entourent les temples bouddhistes ou shintô.» « Les jardins du Pavillon d’Or et ceux du Pavillon d’Argent que côtoient les bâtisses du Kyotô moderne, ont été conçus comme des retraites en pleine solitude. » Ce texte entre forcément en résonance avec ce que l’auteur nous dit, de façon assez pessimiste, sur l’avenir d’une forme de spiritualisme dans le Japon contemporain.
En effet, le jardin qu’il soit de verdure, de sable, de pierre ou d’eau est tout sauf un élément décoratif ; il exprime la relation profonde et pourrait-on dire sacrée que les Japonais entretiennent avec la nature qu’elle soit minérale, végétale ou aquatique. (On parle ici, bien entendu, des Japonais qui ont encore une fibre spiritualiste.) « Il n’est pas étonnant que ces jardins de contemplation soient devenus pour nous le parfait miroir de l’âme japonaise, comme le haïku né vers la même époque où tout l’univers tient dans une feuille qui tremble ou une grenouille qui plonge dans l’eau… »
Marguerite Yourcenar souligne un paradoxe : la nature tant aimée au Japon est aussi terriblement contrainte. Elle donne deux exemples. Le bonsaï et l’ikebana.
Le bonsaï est un arbre modelé par l’homme et l’ikebana est l’art de l’arrangement floral. Ni l’arbre, ni la fleur n’ont ici leur liberté naturelle. La nature est traitée « avec la même rigueur qu’un homme du bushidô**. » Ni plus ni moins. Cela souligne bien la complexité de l’âme japonaise. D’un côté, en faisant de la nature une extension des temples, on la sacralise, et de l’autre, on la soumet aux dures règles d’une société hiérarchisée. Ce sont deux manifestations quasi antinomiques de la propension qu’ont les Japonais à créer la beauté. Ils adorent la nature autant que leur pouvoir sur la nature.
La nature est beauté mais ils ont la capacité de créer une beauté spécifique à partir d’éléments naturels savamment maîtrisés. Souhaitons que cette maîtrise ne devienne pas tyrannie.
Voyages dans l’espace et voyages dans le temps
Dans ce texte qui clôt l’ouvrage, Marguerite Yourcenar veut nous éclairer sur la nature du voyage.
Elle amorce une typologie sommaire (forcément incomplète) des motivations du voyageur. On part pour le gain et l’aventure (Marco Polo) ; pour le prosélytisme (les missionnaires occidentaux notamment en Afrique et en Asie ) ; pour (re)trouver une patrie perdue (Ulysse) ; pour trouver un lieu de vie plus favorable (navigateurs « primitifs ») ; pour la recherche de la connaissance (« […] le voyage dans de lointaines régions, écrit Marguerite Yourcenar, est devenu un ingrédient presque indispensable à la vie des philosophes […] Dans tous les cas, il s’agit de s’instruire du monde tel qu’il est et de s’instruire aussi devant les vestiges de ce qu’il a été. »)
Elle parle de deux voyageurs qu’elle connaît bien puisqu’elle les a conçus elle-même et qui, grâce à son talent d’écrivain, occupent une place importante dans son œuvre et dans le monde littéraire. Il s’agit de l’empereur Hadrien dans « les mémoires d’Hadrien » et de Zénon dans « l’œuvre au noir » Hadrien, dit-elle, fut le premier homme connu à gravir une montagne pour des raisons religieuses et pour le plaisir esthétique. Quant à Zénon c’est lui qui donne le titre au présent ouvrage : « Qui voudrait mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison s’écrie à vingt ans le jeune Zénon ivre de son premier départ sur les routes. […] Assimilant à juste titre l’étude et le voyage, il a eu par moment l’impression de marcher sur le monde comme sur un livre ouvert. » Que dire de plus et de mieux ?
Nous voyons ici, comme beaucoup déjà l’ont vu et le verront encore, la similitude entre la lecture d’un livre et la lecture du monde, deux lectures de nature différente mais aussi pleines l’une que l’autre de richesses inouïes. On sait, hélas, que beaucoup passent à côté et du monde et des livres sans lire quoi que ce soit… « […] Il serait trop beau d’espérer que tous les voyageurs rapportent de leur voyage quelque chose. » Et plus loin : « La badauderie est de tous les temps. »
Peut-on conclure sur le voyage ? Assurément pas ! Car chacun sait que tout voyage est un perpétuel recommencement et qu’il y a autant de voyages que de voyageurs.
Marguerite Yourcenar cite Baudelaire qui n’aimant pas voyager reconnaît cependant les vertus du voyage : « Baudelaire lui-même si souvent contempteur du voyage a reconnu ce besoin quasi irrationnel qui dort en nous tous. »
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »
Pour finir elle écrit : « […] Nos voyages comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables sont des moyens d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser. »
« Le tour de la prison » nous permet de faire quelques pas dans le monde.
Que notre prison soit sombre ou lumineuse, ce livre nous enseigne qu’en faire le tour nous instruit et donc nous libère.
Georges Bogey, le 27 septembre 2013
* Ancienne capitale du Japon. La période « Edo » commence en 1600 et s’achève en 1868 avec la restauration du pouvoir impérial.
** Code d’honneur du samouraï.